samedi 19 juillet 2008

La chine et l'internationalisation de la sociologie - 2

Quelques semaines plus tard, que me reste-t-il de ce colloque?

L'intérêt scientifique, il faut l'avouer, n'était pas premier. Aux yeux des organisateurs non plus d'ailleurs, qui visaient surtout à "donner de la face" à nos collègues et néanmoins amis chinois. Ainsi, Michel Wieviorka termina-t-il le colloque en expliquant que nous venions de vivre un moment historique (yeah, me suis-je dis, au moins une fois dans ta vie, tu auras vécu un moment intellectuel historique). Comme quoi, les français ont le sens de la "face"...
L'idée du colloque était de permettre de confronter des sociologues chinois et des sociologues du reste du monde (on dirait un peu un jubilé... équipe chine contre équipe reste-du-monde), ce qui donnait l'opportunité d'inviter des "stars" (Touraine, Sassen, Ehrenberg, Mardsen, Commaille, j'en oublie) qui avaient comme point commun principal de ne rien connaître de la Chine et, du coup, de raconter régulièrement n'importe quoi. Et je ne vais pas être tendre, mais pourquoi n'avoir pas organisé un colloque avec des sociologues français spécialistes de la Chine? faire se rencontrer sociologues français et chinois eut été plus intéressant, mais là, on avait quand même l'impression d'assister à une immense cérémonie de relations publiques (oui, je sais, j'ai l'air naïf là, un colloque, c'est toujours un peu ça, disons que cette fois, ça l'était un petit peu trop).

L'autre idée du colloque, c'était de confronter la sociologie européenne "sociocentrée" à une autre société afin de révolutionner la sociologie "du reste du monde". La société chinoise étant sensé être si autre qu'elle allait nous ouvrir des portes incroyables.
Autant vous dire tout de suite que je ne me situe pas du tout dans cette lecture. D'abord parce que le culturalisme n'est pas ma tasse de thé. Ensuite, je trouves qu'il y a une immense supercherie là dedans: la théorie qui fut longtemps dominante en sociologie est née... dans les îles Trobriand. Le travail de Durkheim qui explicite le plus clairement sa conception de la société porte sur... le totémisme en Australie. Bien sûr, cela ne suffit pas. Mais penser que la sociologie ne s'est jamais interrogée sur ses concepts est un peu étrange. De même que dire que nous allions découvrir en Chine une pensée des êtres en relations qui viendrait bouleverser notre appréhension individualiste du monde est assez étonnant: la sociologie ne cesse jamais d'étudier autre chose que des relations, quand à son rapport à l'individualisme, il est pour le moins ambigu.

Mais surtout, il y avait une question qui brûlait toutes les lèvres: comment peut-on être sociologue en Chine? La sociologie est une discipline critique, ou à tout le moins analytique, dont l'objet est la société... dans un état où des journalistes sont régulièrement incarcérés, où leur travail est régulièrement gêné, la question de savoir ce que peut être une sociologie dans un régime qui ne fait de la liberté d'expression une valeur première. Car le côté paradoxal de la sociologie est qu'elle est financée par l'Etat, alors même qu'elle passe le plus clair de son temps à le critiquer.
Or cette question ne fut pas posée. Un jeune doctorant chinois travaillant en France (comme quoi, je n'étais pas le seul à me poser la question) me dit la même chose: "on dirait qu'ils font tout pour les protéger, pour que ne soient pas posées les questions qui fâchent." Et de fait, lorsqu'une fois une anthropologue française que j'avais entendu ruminer lors de la pause café, s'empara du micro pour expliquer, de façon fort diplomatique, combien tout ceci lui semblait grotesque, l'organisatrice prit rapidement un micro et fit une longue explication peu claire, mais qui noya le poisson. j'ai trouvé ça bizarre, d'autant que ces sociologues chinois étaient des gens de 40 à 60 ans, donc a priori des adultes, qui étaient sans doute capables de se défendre eux-même. Par ailleurs, trop protéger nos collègues chinois des critiques ne pouvait que susciter la méfiance: "si l'on veut tant les protéger, n'est-ce pas parce qu'il y a quelque chose à cacher?"

Mais, ne restons pas uniquement sur la forme.
Car nous eûmes droit à des interventions de sociologues chinois. Dans la première, un sociologue chinois présentait une enquête au cours de la quelle il demandait aux membres des "classes moyennes" (qui, selon lui, incluait les cadres du PC) s'ils étaient pour la démocratie de masse ou la démocratie des élites... le concept laisse songeur. A minima, il y a là un manque de distance à l'égard des discours politiques. A ce moment, je me dis "bon, voila, la sociologie chinoise c'est ça..."
Mais en fait non. Il faut reconnaître une chose: certains sociologues nous ont produit des textes extrèmement critiques, sur la base d'enquête bien faites. En fait, on a eu de tout. C'est assez rassurant. Le fait de s'aligner sur le discours de l'état n'est donc pas, c'est l'impression que j'ai eu, une obligation. Celui qui le fait le fait par choix. D'autres ne font pas ce choix. La sociologie est donc possible en Chine, et après tout, nous avons également en France des sociologues critiques et des sociologues conservateurs. Un bon point pour la Chine.

Ce bon point fit dire à Wieviorka ceci: "si nous pensons que la sociologie ne peut exister que dans les démocraties, et si nous pensons à ce que nous avons entendu cette semaine, alors, il nous faut nous interroger sur ce qu'est le régime chinois." J'avoues que j'en ai eu le souffle coupé...
D'abord, parce qu'il y a des départements de sociologie en Biélorussie, et que personne ne se pose des questions sur le régime de Loukachenko. Au fond, c'est plutôt les termes de "démocratie" et "dictature" qui doivent être interrogés. Car de tels termes sont des abstractions, il n'y a pas d'un côté des démocraties où l'on peut faire de la sociologie et des dictatures où on ne peut pas. Cette dichotomie n'est pas intéressante. Il y a des régimes où le pouvoir s'organise de façons diverses, où la liberté d'expression, la participation politique sont plus ou moins importants. Au fond, c'est la première phrase "si nous pensons que la sociologie ne peut exister que dans les démocraties", en ce qu'elle confond des régimes concrets et des concepts politiques, qui me semble poser problème. Sans compter qu'on ne peut pas considérer que la sociologie soit un indicateur des régimes politiques. Si l'on veut connaître un régime politique, il faut en faire la sociologie, il ne faut pas regarder combien il produit de bataillons de sociologues. C'est quand même d'autant plus étonnant que Wieviorka a fait plusieurs très bon ouvrages sur la violence, où il faisait justemment le lien entre la violence et l'absence d'espace politique de régulation des conflits.

Moment surréaliste en fin de colloque: le vice président de l'association chinoise de sociologie, qui nous avait présenté un gros travail très bien construit sur les ming gong, se lance tout d'un coup dans une envolée lyrique sur le Tibet: "Le PCC aide au développement du Tibet, je ne comprends pas pourquoi les français disent le contraire". "Et nous sommes prêts à en parler, nous sommes prêts à aborder les pommes de discordes", nous dit-il. Je l'ai, du coup, trouvé fort sympathique. Mais bon, il n'y avait pas véritablement la place pour aborder les "pommes de discordes". C'est bien dommage, certains chinois y étaient visiblement prêts, et ça, on ne peut que s'en réjouir.

lundi 7 juillet 2008

La chine et l'internationalisation de la sociologie - 1

Je reviendrai à plusieurs reprises sur ce colloque qui eut lieu la semaine dernière.
Organisé sur 4 jours (2 à Lyon, 2 à Paris: petit budget, fais ton choix...) ce colloque visait à ce que des sociologues chinois et "occidentaux" confrontent leurs points de vue sur des objets variés. Il ne s'agissait donc pas tant de parler de la Chine que de voir comment des sociologues chinois et des sociologues occidentaux abordaient "le travail", "la structuration sociale", "la normativité", etc. Plutôt une bonne idée.

Il s'agissait par ailleurs de donner une visibilité à des travaux de sociologues chinois, ainsi une dizaine de sociologues de "poids" (les plus "connus" des universités de Pékin et Shangai, en gros) étaient donc présents... sur le papier.

Premier couac en effet: Air France bloqua tout ce beau monde deux jours à Pékin, ce qui amena (et on les comprends) 5 de ces sociologues chinois à laisser tomber le colloque. La moitié, quoi... Ensuite, il y eut un des taxis qui n'arrivèrent jamais, des modifications un peu malvenues du programme (je ne sais pas pourquoi, l'organisatrice teint à nous faire terminer chaque matinée à 13H15, une heure ou plus personne n'arrive à réfléchir pour des raisons que chacun pourra comprendre) et, pour terminer en beauté, nous eûmes un final grandiose: un gros bruit produit par une coupure soudaine de l'électricité, la salle plongée dans le noir, les micros éteints et après quelques secondes, une alarme façon film de SF se met en route. Elle répète en boucle sur un rythme relativement rapide: "chers collègues, nous vous prions d'évacuer l'immeuble immédiatement"!!!

C'est assez triste pour l'organisatrice qui s'était démenée pour organiser un "évènement". D'un autre côté, c'est un colloque dont on se souvient, un de ceux qui feraient passer le "tout petit monde" de Lodge pour le récit austère et banal d'un monde universitaire sans histoire. Et encore, nous n'avons pas abordé le fond, et cette question qui était dans la tête de chacun: mais comment peut-on faire de la sociologie dans un régime autoritaire? La rencontre ne promettait-elle pas de joyeuses surprises?

La suite bientôt...

samedi 21 juin 2008

Pour finir, en attendant...

[EDIT 23/06/08: mon texte ne me plaît pas vraiment. Il comprend des erreurs et approximations. Et la première a sans doute été de vouloir commenter trop vite un ouvrage trop riche. Je le laisse tout de même, des fois qu'il amène qui que ce soit à lire le texte en question.] En attendant la fin de ce livre. J'avoue y mettre un peu de temps vu que c'est pour moi une lecture riche et que la forme quasi dialogique m'amène à relire régulièrement les mêmes textes, à faire beaucoup de retours en arrière. Du coup, je n'ai toujours pas entamé la réponse de VD a ses contradicteurs. En tout cas, ils devraient faire plus de livre sous ce format là (un article, une série de contradicteurs, une réponse) car cela enrichit vraiment le texte initial, facilite la compréhension et ouvre bien des portes.

Mais je vais tenter, provisoirement, de terminer le point esquissé, quitte à y revenir plus tard. Notamment parce que j'aimerai écrire quelques billets plus "concrets" et que je me sens obligé de finir ce que j'ai commencé.

Nous en étions donc à la troisième forme de justification que le recteur nazi peut produire. J'avoue tout de suite que j'ai du mal à voir la cohérence dans la typologie de VD. En somme, après avoir invalidé les deux formes de justifications traîtées dans le précédent billet, Descombes nous dit qu'un nazi raisonneur, et c'est là probablement "le raisonnement même du militant totalitaire" objectera que tout ce qui ne relève pas du programme nazi ne l'intéresse pas, et qu'il n'est pas important que son université fonctionne mal: "il faut avoir l'esprit décadent, dira-t-il, pour vouloir la science pour la science ou l'étude pour elle-même. En réalité, il est bon que les professeurs, les étudiants [...] soient encadrés et leurs activités soumises à des restrictions, en fonction de la primauté des objectifs définis par le parti."

Contrairement aux deux arguments précédents qui faisaient l'objet d'une réfutation logique et empirique, VD ne cherche pas à montrer l'incohérence de cette argumentation. D'ailleurs, si l'on réfléchit bien, il n'y a là aucun argument, mais simplement une pétition de principe: il est bon que le monde soit soumis au parti. Vous observez que cela produit des aberrations pratiques (les universités sont mauvaises, les bâtiments ne tiennent pas debout?) peu importe, car il y a une chose qui tient, c'est le parti, et cela me satisfait.

Pour tout vous avouer, je vois mal la différence entre cette argument et celle qui faisait l'objet du point précédent (le 2ème argument du billet précédent). [Petit rappel: VD notait que l'argument de la relativité des fins politiques semblait d'une part empêcher toute défense rationnelle d'un régime, d'autre part, s'effondrer face à la réalité ("Notre idéologue dira-t-il que ses soldats sont les meilleurs d'après sa "table des valeurs", même s'ils ne gagnent pas les batailles?")]. Mais ici, me semble-t-il, ce qui change c'est surtout la façon dont VD répond à cet absence d'argument: il avance que le recteur-militant totalitaire commet une erreur sur le statut du politique. Citant Aristote, VD avance que le politique est un art "architectonique" au sens où il règle la place que l'on peut accorder à différents problèmes, mais non ces problèmes eux-mêmes. "Une médecine qui n'est pas gouvernée par la téléologie de la santé n'est pas une médecine. Ce n'est pas la politique qui va dire au médecin qui est guéri ou qui est mal portant. [...] En revanche, il appartient au Politique de dire combien nous devons avoir de médecins, et quelle place doit avoir l'exercice de cet art dans la cité, par exemple dans son budget."

Cette réponse m'avait semblé insatisfaisante pour plusieurs raisons. Et puis, surprise, je découvre un post de Guillaume qui me semble présenter un cas, cette fois non plus imaginaire, mais tout à fait réel dans lequel il est possible de mobiliser un tel raisonnement.

Venons en d'abord aux critiques. L'une me semble très bien formulée par Anthony de Jasay: "cet argument ne tient pas. Le politique ne saurait impunément décider du nombre de médecins (à moins que paresseusement nous prenions "décider" pour un équivalent de "répondre aux besoins médicaux") sans "décider" aussi du nombre de patients et de la gravité de leur mal." Et effectivement, quand je lisais le texte de Descombes, il me semblait que dire que la politique est une activité "architectonique" me semblait finalement peu clair, très en deçà ou très en dessous de ce qu'est la politique telle que nous la connaissons: dirions nous, en regardant nos assemblées voter une réforme pénale, établir les dates de la chasse ou interdire l'installation de certains magasins à certains lieux que leur activité est "architectonique"? Pourtant, on voit bien que ces trois exemples ont une dimension politique en un sens qui me semble assez partagé: il existe des désaccords dans notre société sur ce que doivent être nos peines, et il faut bien qu'une instance produise des peines malgré (ou grâce à) ce désaccord.

Comment la politique pourrait-elle produire des réformes pénales sans partir d'une discussions sur ce que sont ces activités même? je n'arrives pas à comprendre le raisonnement de Descombes sur ce point.

Pourtant, en lisant le poste de Guillaume, il m'a semblé qu'il n'était pas possible de percevoir immédiatement que l'exemple donné relevait précisément de ce problème. Il reste donc à essayer de comprendre pourquoi, d'un côté, il me semble difficile de concevoir la politique comme une "architectonique", comme quelque chose qui serait complètement extérieur aux activités elles-mêmes, mais également pourquoi, de l'autre côté, il apparaît évident que la mobilisation de critères politiques pour justifier le non recrutement d'un individu dans une université apparaît immédiatement comme une faute politique.

j'aurais tendance à essayer de présenter les choses de la façon suivante: la politique n'est pas une activité englobante, une activité qui attribue la place de chaque problème. C'est une activité interne à tout problème, mais cela n'est qu'une partie du problème. De sorte que si le militant politique a le droit de regard sur tout problème, il doit déployer son activité politique dans un cadre qui est celui de l'activité elle-même. Au fond, je lis VD de cette façon: les problèmes ont des solutions pratiques que peuvent connaître ceux qui ont à les traiter dans la vie ordianire (comme les médecins qui traitent les malades) et les politiques doivent simplement décider de l'importance de ces problèmes au regard des ressources dont ils disposent. Si cela peut-être vrai dans certains cas, il me semble surtout que dans une société, les intérêts des uns ne sont pas ceux des autres, et que c'est là ce que le politique prend en charge. Mais il faut bien aller voir à l'intérieur de chaque activité pour se rendre compte de ce que sont les intérêts en présence.

Si nous reprenons l'exemple de l'université, il est évident que l'université est le lieu de rencontre de nombreux intérêts divergents: ceux des enseignants et ceux des élèves, ceux des professionnels et administrations qui peuvent recruter les étudiants, ceux qui ne sont pas allés à l'université et ne voient pas pourquoi il faudrait tant dépenser pour les autres, etc. etc. La façon dont VD pose les fins de l'université, pourrait-on lui reprocher, semble un peu abstraite, voir typique de sa propre position.

Mais donc, cela signifie-t-il que nous pouvons laisser le militant prétendre régler l'université selon son intérêt propre? oui et non. Cela signifie, contrairement à ce que j'ai écrit sur le billet de Guillaume, qu'il faut bien reconnaître que recruter des enseignants en fonction du risque de désordre qu'ils peuvent créer ne peut être considéré comme indigne. Par contre, ce qui paraît choquant dans cet exercice, c'est que cette considération se fasse au dépend de toute autre. Autrement dit, il semble innacceptable que le meilleur candidat sur tous les autres points soit écarté en raison d'un risque politique mineur.

Ce qui fait le militant totalitaire, ce n'est pas que sa vision politique s'incruste partout, c'est bien qu'il soit insensible à tout autre argument et, de ce fait, à tout compromis.

J'ai l'impression d'avoir écrit un gros pâté pour, au bout du compte, réinventer le fil à couper le beurre. Mais au moins me suis-je clarifié les idées sur cette question. Et puis, on ne sait pas toujours, quand on commence un texte, où il nous mènera. Et il est de toute façon probable que j'y revienne.

lundi 16 juin 2008

Suite de Descombes

J'ai dit dans le billet précédent que je ne trouvais pas le livre de Vincent Descombes très convaincant. Et bizarrement, je viens d'avoir une "discussion" sur un blog de Guillaume qui tendrait à corroborer l'argumentation de Descombes. Et je me suis retrouvé à défendre un livre qui ne m'avait pas convaincu. L'expérience est toujours un peu amusante. Le livre en question s'appelle Philosophie du jugement politique. Il est constitué d'un article homonyme, d'une série de réactions de philosophes divers et variés et des réponses de Descombes à ces réactions. Le format est intéressant.

Allons-y, la lecture du billet précédent est quasi indispensable:

"Si nous devons considérer l'acteur, il faut évidemment cesser de considérer que le "bon nazi" est un bon élève qui donne la bonne réponse à toutes les questions, comme dans un examen scolaire. Un "bon nazi" doit mettre en oeuvre ses réponses "correctes" dans une activité elle-même "correcte". [...] Nous n'examinons donc pas seulement les raisons qu'il donne du point de vue de leur intégration cohérente dans une vision d'ensemble des choses, mais nous examinons également la signification de ces raisons du point de vue de l'identité pratique de cet acteur. J'entends par identité pratique la façon dont on va spécifier la contribution de ce sujet à la marche des choses. Le nazi rationnel devra donc être soldat, ou médecin, pharmacien, industriel, instituteur, etc., et également, à un titre ou à un autre, soutien de famille. Désormais, il ne saurait plus être question de "bon nazi", mais par exemple d'un "bon recteur nazi". La rationalité pratique de notre acteur doit s'évaluer, comme on aurait dû s'y attendre, dans la façon dont l'adjectif "bon" va pouvoir qualifier à la fois les efforts du recteur pour diriger son université et les efforts du militant politique pour appliquer dans cette fonction la "ligne du Parti". Ce qui importe, du point de vue politique, n'est pas la coïncidence d'un militant et d'un raisonneur infaillible, c'est celle d'un militant et d'un sujet pratique (c'est moi qui grasse). Si notre personnage pouvait prouver qu'il peut être un "bon recteur" tout en étant un "bon nazi", rationalité pratique serait inattaquable."

Quelle ligne de défense un individu qui devrait justifier de ses actes et non plus seulement disserter pourrait-il prendre? Descombes en voit trois:

  1. Affirmer que son idéologie lui permet d'être un meilleur recteur. Le nazisme, soutiendrait-il, ça marche...
  2. Affirmer que de toute façon, on juge toujours depuis une théorie, qu'elle soit nazie ou libérale, la belle affaire...
  3. Affirmer qu'un bon recteur est d'abord un bon nazi. Et d'ailleurs, qu'il n'est pas autre chose...
La première assertion sera contredite par les faits: "il est bon pour nous tous [argumentera le recteur nazi], pour les universitaires et pour le pays, que le recteur soit nazi. Mais bien entendu, nous n'aurions pas de mal à dénoncer dans ce discours un propos de propagande: car les conditions par lesquelles nous définissons un bon exercice de rectorat [...] sont évidemment contredites par le programme que le recteur a adopté dans sa qualité de militant politique et de dignitaire du régime." Je pense qu'il n'est pas nécessaire d'argumenter longtemps.

Pour la seconde assertion, Descombes a recourt à deux critiques assez différentes. D'abord, le relativisme qui consiste à dire que de toute façon, on juge toujours depuis une conception particulière (en l'occurence, ce que nous appelons "bon recteur" est un recteur libéral tandis que lui appelle "bon recteur" un recteur nazi) de sorte qu'un bon recteur est un recteur nazi pour les nazis et un recteur libéral pour les libéraux. Mais "il ne pourrait plus nous expliquer ce qu'il y a de bon, dans sens quelconque (instrumental ou ultime), à ce que le recteur soit nazi. Nous ne savons plus pourquoi X doit être nommé plutôt que Y, ou pourquoi il faut se réjouir que ce soit X ait été nommé plutôt que Y." Une fois posée que les conceptions du mondes ne sont pas communicables ou pas comparables, il ne reste plus qu'à aller à la pêche.
Le deuxième argument me semble plus intéressant, en ce qu'il garde un plus grand contenu pratique: dès lors qu'on "considèr[e] des pratiques plus étroitement définies par les résultats qu'elles obtiennent" le sophisme tourne court. "Notre idéologue dira-t-il que ses soldats sont les meilleurs d'après sa "table des valeurs", même s'ils ne gagnent pas les batailles, ou s'ils ne les gagnent qu'au prix d'une ruine totale du pays lui-même (et donc d'une défaite finale inévitable)? Autrement dit, l'argument selon lequel nos évaluations sont forcément l'expression de nos préjugés peut faire de l'effet dans le "club de discussion" (que l'idéologue est sensé mépriser par ailleurs), mais il est étranger à la perspective d'un homme d'action, et à plus forte raison d'un politique."

Je vais m'arrêter là pour plusieurs raisons: j'ai sommeil, ce texte est déjà long et le dernier point nécessite une plus longue explication encore. Bonne nuit...

mercredi 11 juin 2008

Convaincre

Je suis tombé sur une présentation par Descombes du raisonnement de Putnam sur "le nazi rationnel" (the case of the perfectly rational nazi") récemment, et je trouves ça très à propos:

" Le raisonnement de Putnam est le suivant: pour critiquer les fins d'un acteur, et pas seulement ses moyens, il faut que je puisse le mettre en contradiction avec lui-même, et pour cela faire appel à l'une des fins qu'il reconnaît. Mais justement, nous nous donnons un "nazi rationnel" et non un acteur "irrationnel" [...]. Le cas est évidemment construit pour être difficile. On suppose que le personnage en question, s'il est mis en contradiction avec lui-même, corrige aussitôt son programme dans le sens d'une plus grande méchanceté. Si par exemple nous le confondons avec un simple réactionnaire, et que nous essayons de faire appel à son patriotisme en lui montrant comment sa politique conduit à la destruction de son pays, il renonce aussitôt à se présenter comme un patriote. Périsse le pays plutôt que le principe de la domination raciale.
Que faire lorsque le criminel est un raisonneur impeccable? En quoi pourrait consister son irrationalité? Putnam propose une solution indirecte. Il faut dit-il, renoncer à parler directement d'une irrationalité des fins de la politique criminelle. en effet, notre cas difficile a été construit pour qu'il soit impossible d'approuver l'une des fins du personnage. Par hypothèse, le "nazi rationnel" à qui nous montrerions que son programme politique contredit telle ou telle valeur à laquelle il est attaché lèverait aussitôt la contradiction en "durcissant" son programme. Mais on pourrait malgré tout, explique Putnam, conserver les pouvoirs de la critique rationnelle: à condition de la faire porter sur la vision du monde. Nous passons, donc, si l'on veut, du nazi rationnel au nazi raisonneur.
L'argument de Putnam n'est pas ouvertement l'argument de ceux qui disent que l'idéologue raciste a forcément tort puisqu'il veut avoir raison sans pour autant se soumettre aux conditions d'une justification rationnelle (exclusion de la violence, etc.). Son argument participe du pragmatisme américain plutôt que de la nouvelle "pragmatique transcendantale" des philosophes allemands d'après guerre. Si le nazi rationnel devient raisonneur et expose sa vision du monde, alors il sera rapidement ridicule ou incompréhensible. Ridicule, s'il s'exprime dans le langage commun, car le langage commun véhicule une rhétorique morale incompatible avec la formulation d'idées nazies. Mais incompréhensible, s'il écarte le vocabulaire commun et emploie les mots dans une acception nouvelle. Dans cette rhétorique, on doit expliquer pourquoi on se prépare à la guerre, et on peut le faire par exemple en invoquant la légitime défense ou le devoir de reconquête de ce qui vous a été injustement arraché: le nazi raisonneur devra dire quelles agressions justifient sa mobilisation, et il en sera réduit à présenter des théories historiques absurdes (complot judéo-maçonnique, etc.). Mais s'il dédaigne de parler le langage de tout le monde, il va devenir incompréhensible.
L'argument de Putnam, on le voit, est une extension au cas présent du "principe de charité" invoqué, en philosophie du langage, par Quine et Davidson: il n'est pas possible de comprendre un discours sans supposer que son auteur soit massivement "rationnel" dans notre sens de ce terme. Du coup, le "nazi rationnel" doit se contredire, soit qu'il doive penser massivement comme nous (s'il veut être compris), soit qu'il doive renoncer à se faire comprendre (s'il veut rompre avec toute idée d'humanité et de moralité universelle).
Putnam conclut que la position du "nazi rationnel" est bien susceptible d'une condamnation rationnelle: elle est irrationnelle dans sa vision du monde, puisque cette dernière ne peut être défendue que par de mauvais argumens, si c'est dans notre "schème conceptuel" qu'il s'exprime, ou devenir incommunicable, s'il adopte un "schème conceptuel" dans lequel il est possible de justifier le massacre des innocents."

Pour être honnête, Descombes critique la position de Putnam ensuite. Je m'arrête pourtant ici, n'étant pas complètement convaincu par sa critique.

Quelques précautions d'abord: un éventuel point "Godwin" serait idiot. Certes, le raisonnement de Putnam fonctionne sur la base du nazisme: "en effet, notre cas difficile a été construit pour qu'il soit impossible d'approuver l'une des fins du personnage". L'objectif de Putnam n'est pas de démontrer la fausseté d'un discours, mais de la vérifier. C'est la raison pour laquelle il prend un "cas" conçu afin d'être moralement indéfendable. Mais c'est l'architecture logique qui nous intéresse: que se passe-t-il lorsqu'un criminel convaincu s'aventure à se défendre?

La conclusion de Putnam (telle que présentée par Descombes) me semble assez "réaliste": nous n'avons pas la garantie de pouvoir rationnellement convaincre le criminel convaincu: si nous le tentons, il risque de se radicaliser "Par hypothèse, le "nazi rationnel" à qui nous montrerions que son programme politique contredit telle ou telle valeur à laquelle il est attaché lèverait aussitôt la contradiction en "durcissant" son programme." Pourtant, par là, nous pouvons nous convaincre rationnellement de son irrationnalité, quelque soit ses efforts pour garder à sa pensée une forme logique: c'est en effet parce que sa vision du monde devient de plus en plus délirante (incompréhensible ou ridicule) à mesure qu'il cherche à maintenir une cohérence entre ses idéaux et le monde, que nous pouvons le reconnaître.

Une telle idée rappelle un point très connu en psychologie: les modes de réduction de la dissonance cognitive observé par Festinger. Festinger note que quand le raisonnement d'un individu devient inadéquat à des observations qu'il recueille, l'individu doit réduire l'écart entre ces deux éléments (qu'il appelle "dissonance cognitive). Il est face à deux possibilités:
- il change sa façon d'appréhender le monde (ses théories) afin qu'elles correspondent au monde.
- il change sa perception du monde, afin de maintenir ses théories en adéquation avec ce qu'il perçoit.

Changer sa perception peut paraître difficile, pourtant c'est la solution que nous prenons le plus fréquemment. Un individu "de gauche" voit un policier frapper un manifestant. Il se dit que c'est la vie (adéquation théorie-réalité). On lui montre une vidéo ou le manifestant frapper le manifestant le policier [EDIT: lapsus...] le premier: il réduit la dissonnance non pas en changeant de théorie, mais en en déduisant que le policier avait du faire quelque chose auparavant pour mériter cela. Dès lors, il va pouvoir chercher dans la vidéo des indices de la situation passée qui vont l'amener à percevoir la scène de façon différente de celui qui voudrait n'y voir que le fait simplement apparent: la violence du manifestant.

Le cas du nazi rationnel est un peu différent, car il suppose une théorie radicalement incompatible au monde, et non pas des arrangements tels que ceux que nous faisons tous. Ce que nous dit Putnam, ce n'est pas qu'il est impossible de raisonner comme un nazi en mobilisant des arguments qui s'enchaînent logiquement et qui sont correctement structurés. Le problème, c'est que ces arguments logiques ne peuvent jamais être en adéquation avec le monde, ce qui obligera le raisonneur nazi à interprêter le monde de façon de plus en plus délirante à mesure qu'il tente de se justifier. Ou à parler une langue qui nous est incompréhensible.

jeudi 5 juin 2008

Crime et originalité


Il y a quelques jours, nous sommes passés avec mon amie devant un institut pour sourd, près de chez mes parents. Cet institut acceuillant de jeunes sourds, il y a souvent, à l'arrêt de bus, de petits groupes de jeunes qui attendent le bus. On ne manque pas de reconnaître qu'ils sont sourds, puisqu'ils font de nombreux gestes et que certains poussent parfois des sortes de "cris" mal articulés. Mais ils sont habillés et se comportent comme des jeunes: jeans ou survets à la mode, "faux-usés", ils rigolent et se dragouillent en attendant le bus qui les amène au centre-ville.

En voyant cela, mon amie les a fixé pour me dire: "c'est incroyable en France comment les sourds sont habillés". Je lui demande pourquoi, "En Chine, ils sont habillés comme des fous. Ca, c'est vraiment une bonne chose" Comme quoi, il ne faut pas désespérer de l'occident...

Evidemment, nous savons tous que ce tableau idylique ne doit pas masquer les discriminations. Mais les discriminations, au moins, sont pensées comme telles, c'est à dire qu'elles ne sont pas justifiées et au contraire, elles "révoltent". Il est anormal de ne pas traîter le sourd comme un être normal.

Il y a longtemps, sur le blog de Pierre Haski, je m'étais opposé à quelqu'un qui soutenait que la criminalité était très faible en Chine. La culture chinoise, expliquait cette personne, implique un respect des bonnes manières et aboutit à ce que les normes soient généralement plus suivies que chez nous. Je goûte peu les hypothèses culturalistes. Les théories les plus courantes, qu'elles se fondent sur la rationalité des délinquants ou sur les inégalités, laissent peu de place à la culture. Et les explications des "expats", voir même des étudiants chinois en France, me semblent toujours manquer de recul au regard de leur propre situation sociale. Mais pourtant, un jour une personne m'a amené à douter de moi. Cette connaissance m'a raconté un de ses voyages en URSS il y a longtemps. "Au moins, on pouvait sortir tranquille" Je crois même qu'il m'a dit quelque chose comme "on se sentait en parfaite sécurité, complètement tranquille, même en plein milieu de la nuit." Le propos laisse songeur.

Ces deux situations m'ont rappelé un texte assez connu de Durkheim:

Le crime est donc nécessaire : il est lié aux conditions fondamentales de toute vie sociale [...]
Rien n'est bon indéfiniment et sans mesure. Il faut que l'autorité dont jouit la conscience morale ne soit pas excessive ; autrement, nul n'oserait y porter la main et elle se figerait trop facilement sous une forme immuable. Pour qu'elle puisse évoluer, il faut que l'originalité puisse se faire jour ; or pour que celle de l'idéaliste qui rêve de dépasser son siècle puisse se manifester, il faut que celle du criminel, qui est au-dessous de son temps, soit possible. L'une ne va pas sans l'autre.
Durkheim, "Le Crime, phénomène normal"


L'intuition géniale de Durkheim, c'est d'avoir senti que les écarts à la norme ne pouvaient a priori être évalués positivement ou négativement. Au fond, la tolérance est insensible à la morale: elle est tolérance à l'écart, que cet écart soit bon ou mauvais.

Cela me rappelle également ce que m'a souvent dit mon amie: les chinois sont bons pour copier, pas pour inventer. Certes, je n'y crois pas vraiment, s'il s'agit de parler des individus et de leurs capacités cognitives. Mais on peut supposer là encore qu'une société qui est plus attentive à l'ordre public, aux bons comportements, soit finalement peu capable de supporter les innovations même quand celles-ci sont positives.

Et sans doute peut-on penser, puisque tout le monde nous dit que la Chine change, qu'elle s'ouvre, que les mentalités évoluent, que l'innovation y devient de plus en plus importante, désirée, souhaitée... sans doute peut-on penser que cette tolérance à l'innovation ira avec une tolérance aux déviances. Ainsi certaines déviances (la surdité, l'homosexualité, etc.) finiront-elles pas se faire accepter, ou se fondre dans le décor, tandis que d'autres (la délinquance, la violence) qui n'ont pas de contenu positivable, risquent de se développer.

Mais bon, n'oublions pas que “Prévoir est un art difficile, surtout quand la prévision porte sur l’avenir”

samedi 3 mai 2008

Sur une hypothèse qui ne tient pas la route

Bon, je n'ai pas eu d'autre retour sur cette idée de transmission de l'histoire chinoise dans la famille.

Il reste deux choses qui me semblent assez solides:
- les mouvements de protestation sont très forts chez les jeunes.
- la question de l'unité de la Chine me semble au coeur de toutes les réactions, tandis qu'on peut souvent critiquer le gouvernement chinois sans que les chinois s'en émeuvent plus que cela. Même les chinois qui ne supportent pas qu'on parle de la question du Tibet acceptent assez facilement les critiques sur le PCC.

Je me demande s'il n'y a pas là quelque chose d'un peu plus "profond" que ce à quoi j'ai pensé. Je me demande quel citoyen peut accepter que son pays se voit "réduit". Peut-être est-ce là que se niche l'analogie entre le "mépris des occidentaux" et les évènements actuels. "Nous ne voulons pas devenir un petit pays" ferait écho à "nous ne voulons pas être méprisé".

Dans le processus de production de l'identité individuelle, y a-t-il un âge qui correspond à l'identification à la nation?
Sans doute, en tout cas, que le fait de vivre à l'étranger accentue la dimension nationale de l'identité des individus. Mon amie me l'a souvent dit: "à partir du moment où j'étais en France, je me suis senti obligé de défendre la Chine, alors qu'en Chine, moins."

L'université participe sans doute de cela, car en tant que plus haut niveau du système éducatif, elle incarne une formation qui est à l'échelle du pays (d'ailleurs, les recrutements se font sur un concours national, il me semble).

D'ailleurs, il faut sans doute raisonner à l'envers. L'identification à sa nation se fait au cours de sa jeunesse, mais les "trop jeunes" ne peuvent évidemment pas manifester. Et quand à ceux qui dépassent les 30 ans, ils se construisent peu à peu une identité plus complexe, mêlant leur travail, leur famille, etc.

Je ne suis pas très convaincu moi-même par tout ça.
Je préférais l'idée précédente.